De l’eau au robinet

Enjeux politiques, économiques et sanitaires : des projets en débat.

La construction de réseaux d’adduction d’eau potable nécessite des investissements financiers importants de la part des municipalités, qui hésitent parfois à engager ces dépenses. Les promoteurs des projets développent leurs arguments en s’appuyant sur les découvertes scientifiques relatives à la propagation des maladies et sur les bienfaits pour le développement économique des villes de l’accès à l’eau. Il arrive que plusieurs projets concurrents soient défendus. Ingénieurs et industriels qui construisent les réseaux ont eux-mêmes des intérêts financiers, notamment lorsqu’ils commercialisent une technologie en particulier. Les documents présents dans LillOnum qui ont nourri cette exposition ont été publiés par leurs auteurs afin de défendre des projets de développement des réseaux existants ou de création de réseaux.

Ange Descamps, en conclusion de son ouvrage sur le régime des eaux à Lille, milite pour la couverture du canal de la Basse Deûle, qui sert d’égout à ciel ouvert, et la mise en place d’un système de retraitement des eaux usées. Il met en avant les possibilités offertes en matière d’irrigation des cultures. Tout son ouvrage a pour but de rappeler aux décideurs les bienfaits apportés par les investissements réalisés dans les décennies précédentes. Il propose notamment un graphique démontrant une corrélation entre l’augmentation de la consommation d’eau acheminée depuis Emmerin et la baisse de la mortalité liée à la fièvre typhoïde. 
Emile Moreau, auteur d’une étude sur les travaux publics de la ville de Roubaix, est ingénieur et a fait partie du service d’études municipal crée en 1873 par la ville pour faire des propositions permettant de mieux gérer la croissance très rapide de la population, mais supprimé un an plus tard par souci d’économie. L’étude d’Emile Moreau, publiée en 1874, vise à défendre auprès des décideurs la nécessité d’investir dans les travaux publics. Il met en avant la nécessité de rivaliser avec les villes britanniques concurrentes sur le plan industriel, notamment Manchester, et voisines, en citant le nouveau tramway de Lille. Les enjeux sanitaires sont également soulignés et il cite un rapport des autorités londoniennes sur l’importance du bon traitement des eaux usées pour lutter contre le choléra.  Il est très critique vis-à-vis de ceux qui estiment que l’approvisionnement mis en place dans les années 1860 est suffisant. En effet l’eau est trop polluée pour être consommée et ne peut être utilisée que pour l’industrie. Il est pourtant parfois nécessaire d’en distribuer aux habitants lorsque la sécheresse estivale fait baisser le niveau des puits roubaisiens. Il raconte avec beaucoup d’ironie la cérémonie officielle d’inauguration du captage des eaux de la Lys, représentée dans un tableau conservé au Musée La Piscine (en ligne sur http://www.bn-r.fr) : 

La bénédiction des Eaux de la Lys par Emile Defrenne

« La fête solennelle d’inauguration fut signalée par un incident qui fit immédiatement juger la valeur de l’œuvre : après la bénédiction, Monsieur le maire Ernoult-Bayard fit une allocution pompeuse ; il avait à peine prononcé ces paroles : « en présence de cette fontaine d’où jaillit pour la première fois l’eau bienfaisante… » qu’un employé, tournant le robinet, fit jaillir un jet d’eau noirâtre et nauséabonde, instinctivement tout le monde se boucha le nez : la critique était aussi complète qu’irréfutable ». 


Emile Moreau estime qu’un captage d’eaux souterraines éloignées de la ville est devenu nécessaire, l’industrialisation du territoire ayant rendu impropre à la consommation l’eau des rivières et des nappes souterraines à proximité immédiates des centres urbains et industriels. Il souligne que l’eau de la Lys, par exemple, est tellement polluée que les autorités de la ville de Gand ont fait construire un canal pour dévier les eaux en période de rouissage du lin. 
Il accuse les industriels et les administrateurs siégeant au conseil municipal de faire passer les intérêts économiques avant ceux de la population en voulant réduire au maximum les dépenses publiques. Il vise principalement Louis Motte-Bossut, qui estime le projet de réseau d’adduction d’eau potable inutile. Il rappelle à l’occasion que le service d’étude supprimé par la municipalité avait été crée à la suite de l’épidémie de choléra dont avait souffert Roubaix en 1866.

Louis Motte-Bossut, 1817-1883, est un industriel, fondateur de l’usine qui sert aujourd’hui de siège aux Archives nationales du monde du travail. Il a siégé au conseil municipal de Roubaix pendant une quinzaine d’années.

La ville de Roubaix se résout à mettre en place un système d’adduction d’au potable une dizaine d’années après la publication du texte d’Emile Moreau. Inauguré en 1883, le réseau s’approvisionne dans la vallée de la Scarpe. L’eau est acheminée vers Roubaix et Tourcoing depuis un réservoir bâti à Mons-en-Pévèle.

Dans sa brochure sur les eaux de Valenciennes, Paul Lecoeuvre défend un agrandissement du réseau valenciennois via de nouveaux forages parce qu’il est selon lui insuffisant dans la mesure où les anciens puits et fontaines sont encore utilisés alors que certains, preuves à l’appui, sont contaminés et responsables d’épidémies. 


Outre l’approvisionnement, l’assainissement des eaux usées devient également un enjeu de santé publique. A partir de la fin du 19e siècle, des méthodes de collecte, de traitement et de décantation des eaux usées avant leur remise en circulation sont mises au point. Dans le Nord, le médecin Albert Calmette fonde un centre de recherche sur l’assainissement des eaux. Il publie en 1904 une brochure où il présente le fonctionnement des systèmes mis en place à Manchester ou Birmingham en Angleterre : les eaux usées passent d’abord dans des bassins de décantation, puis fermentent dans une fosse sceptique close avant de séjourner dans des bassins ouverts dont le fonds est garni de ferraille ou de charbon pour favoriser l’action des bactéries.

Albert Calmette (1863-1933) était un collaborateur de Louis Pasteur. Il a été directeur de l’Institut Pasteur de Lille de 1895 à 1920. Il est connu pour ses travaux sur la tuberculose. 
Portrait par Kaufmann & Fabry — https://wellcomeimages.org/indexplus/image/M0010977.html, CC BY 4.0

La brochure signée par Albert Calmette a pour but de présenter le programme de recherche qu’il a lancé à l’Institut Pasteur, en coopération avec des ingénieurs, visant à concevoir et promouvoir pour chaque type d’industrie de la région le processus de traitement des eaux le plus approprié pour limiter la pollution issue des usines. 

Les nouveaux procédés de traitement des eaux expérimentés en Angleterre, fondés sur la fermentation en fosse sceptique et le séjour dans des bassins favorisant l’action des bactéries, sont également promus par les entreprises qui proposent de les mettre en place.

Le directeur de le société d’épuration des eaux vannes fait ainsi publier en 1901 deux traductions d’articles de la revue britannique The Engineer, afin de faire connaître les procédés de traitement des eaux employés en Angleterre. 

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